Vaisseaux fantômes
Ce qui restera un mystère
J’étais arrivé depuis peu et m’étais installé du mieux que je pouvais. L’éloignement, le manque d’amis réellement proches, les odeurs et les lumières du pays, les rythmes du quotidien si différent de ce à quoi j’étais habitué jusqu’alors, tout, en somme me portait à la mélancolie. Non qu’il y eut la moindre place pour cette sorte d’abattement langoureux pendant la journée, j’avais tant à faire, ni pendant les soirées, puisque chacun ici semblait rivaliser de zèle pour m’avoir à sa table, mais pendant les dimanches, ces jours de replis sur soi, sur ses proches, ses préoccupations domestiques, jours des déjeuners tardifs et des dîners de famille.
Ce jour là m’étaient délicats à aborder. Dès l’aube pâle, la perspective de ces longues heures de solitude et d’inaction me pesait et m’enchantait à la fois. Si j’avais eu le moindre talent, je me serais fait peintre et aurais emporté des couleurs. Mais je n’ai jamais été capable de tenir ni pinceau ni crayon. Je partais donc avec un petit sac dans lequel j’avais enfourné à la diable un morceau de pain et un bout de fromage, et, à pied, je partais de bonne heure pour de longues promenades le long des vagues.
C’est à l’occasion de l’une de ces rêveries douces que j’aperçus ce phénomène totalement inattendu. Assis sur un rocher moins inconfortable que les autres, les yeux perdus dans le reflet de l’horizon, je regardais les effets nacrés de la crête des vagues et du soleil levant.
C’est d’abord la musique qui m’a fait sortir de mes pensées.
J’étais loin des villages de la côte et nulle fête n’avait été prévue. Du moins, on ne m’en avait pas parlé. Peut-être s’agissait-il d’une cérémonie particulière, à laquelle les nouveaux arrivants tels que moi n’étaient pas conviés ? Il est vrai que je n’avais pas encore eu le temps de bien connaître les habitants des bords de mer, ni leurs habitudes, et que ce monde relevait pour moi du mystère.
Cependant, cette musique qui m’avait tirée de mes rêveries ne semblait pas venir de la terre. Je n’ai qu’une piètre habitude de l’océan, mais sais qu’en certaines circonstances, par brouillard ou grand vent par exemple, les phénomènes acoustiques peuvent être perturbés, chamboulant notre perception. Pourtant, j’aurais pu en jurer : les airs de flûte et les chants joyeux que j’entendais venaient de l’horizon !
La lumière était belle, le ciel dégagé et la visibilité parfaite, si ce n’est une légère brume flottant juste au raz des vagues.
Les sens en éveil, je me suis concentré sur la musique et sur l’horizon. Durant de longues minutes, je n’ai rien vu que des sternes et leur reflet dans l’eau, rien que quelques nuages de passage, colorés de rose par le soleil du matin, rien que les rides du vent sur la surface de la mer.
Et puis soudain, je l’ai vu, comme flottant un peu au-dessus du niveau de l’eau. Un grand voilier blanc, aux voiles presque phosphorescentes. Un bâtiment ancien tout illuminé, auréolé d’une lumière irisée. La musique venait de cette direction.
Le temps d’un battement de cils, et tout avait disparu, englouti dans les profondeurs marines ?
Impossible pour moi de demeurer sur place, il fallait que je rentre en parler, savoir de quoi il s’agissait, comprendre ce que j’avais vu.
Sur le chemin du retour, je ne me suis pas arrêté dans les villages côtiers, je voulais interroger l’Amiral Garaudet et sa charmante épouse. Il connaissait parfaitement la mer, elle avait passé de longues années sur cette île, sans doute étaient-ils les mieux placés pour répondre à mes questions…
Ils me reçurent tous deux avec beaucoup de gentillesse, eut égard sans doute à ma mine affolée. Madame me fit servir un chocolat bien fort, tandis que son époux tirait tranquillement sur son antique pipe pour me laisser le temps de reprendre mes esprits.
C’est au milieu d’un nuage de fumée parfumée que je leur racontais ma vision.
« Bah moussaillon, me dit l’amiral avec un regard pétillant de malice, ce n’est rien… sans doute le changement d’air, le surmenage du à la prise de vos nouvelles fonctions, le manque de sommeil et le vin d’ici qui vous aura tourné la tête ! Un mirage en quelque sorte, né de votre rêverie mélancolique et solitaire ! Venez dîner plus souvent, cher ami, ne restez pas seul a ressasser d’étranges questions. Venez passer du temps chez nous, je vous présenterais ma fille, vous verrez, elle est absolument charmante ».
L’accueil chaleureux, l’exquis chocolat et la perspective de rencontrer la jeune femme que l’on disait aussi charmante que fine, me rassérénèrent un peu. Mais le vent de la rue chassa bien vite ce réconfort. Je sais bien que je ne suis pas sujet aux hallucinations, que j’ai un excellent sommeil et que je n’ai jamais abusé d’alcool, d’autant que je me méfie terriblement du vin que l’on cultive ici, qui donne une boisson épaisse et lourde, et que je n’en absorbe qu’en très petites quantités. Non, si charmant soit-il, l’amiral avait botté en touche en me répondant de la sorte… Il me fallait en savoir plus.
Je trouvais mon ami Serge à sa table de travail. C’est lui qui, le premier, m’avait spontanément offert son amitié lors de mon arrivée ici. Il passait une grande partie de son temps à lire et à écrire, lorsqu’il ne partait pas pour de longues et périlleuses randonnées dans l’arrière-pays. Il n’était pas natif de l’île, mais, prenant intérêt pour les gens, leur façon de vivre et de penser, il avait une bonne connaissance des mœurs du pays. Peut-être serait-il à même de me renseigner ? j’entrais dans sa maison où un bon feu brûlait dans l’âtre. Me trouvant pâle et agité, il me proposa un café et prit le temps de m’écouter avec sa bienveillance habituelle. Je lui racontais ce que j’avais vu sur la côte et ce que m’en avait dit l’amiral. « L’amiral est homme de mer et n’aime pas à parler de ses mystères » me dit-il immédiatement. « Il semble que tu aies cru voir le Caleuche, le fameux navire-fantôme de l’Ile de Chiloé. Sans doute as-tu lu un récit de cette croyance et un reflet du soleil t’as fait croire à l’apparition ? » je lui assurais que je n’avais rien lu de tel et que j’avais réellement vu un bateau blanc tout illuminé disparaître dans la mer. « c’est une croyance répandue ici, me répondit-il, sans doute une transposition du mythe européen de la barque des morts ; les insulaires affirment, comme sur le vieux continent, que ce bâtiment accueille les fantômes des marins noyés dans l’année. Ils passent leur temps à faire de la musique en attendant de pouvoir entrer au paradis. Mais je ne peux t’en dire plus. Peu de gens, bien sûr, sont susceptibles de l’avoir vu. Je te conseille de prendre un peu de repos ».
Cette explication ne me plut pas davantage que celle de l’amiral. Mais je décidais de suivre le sage conseil de mon ami et de rentrer me reposer un peu.
Lorsque je rentrais dans ma chambre, j’y trouvais Anita, une vieille chilienne qui s’occupait de la bonne tenue de ma maison. Je décidais de l’interroger. Elle m’écouta en plissant les yeux et fit plusieurs fois le signe de croix pendant mon récit. « C’est Calanche, la demeure des sorciers et des démons. Ils passent leur temps à faire des fêtes diaboliques » me répondit-elle, « ils s’installent sur ce bateau que nul ne peut atteindre. Le voir, lorsqu’on est marin, est un très mauvais présage ». Elle me conseilla de me rendre directement à l’église, afin de prier pour le salut de mon âme.
Pour ne pas la froisser, je renonçais à ma sieste et ressortais de la maison. Je n’avais pas vraiment l’intention de me rendre à l’église aussi je m’arrêtais dans l’auberge la plus proche. J’y retrouvais Guy, un marin fantasque et enthousiaste, à qui je racontais mon histoire. « Simple me dit-il, tu as vu le vaisseau fantôme de Baltazar de Cordes, un corsaire hollandais qui à occupé l’île il y a bien longtemps. Mais il a été d’une si grande cruauté qu’il a été condamné à errer dans les parages sur son navire maudit jusqu’au jugement dernier. Comme il s’ennuie, il fait de la musique. Tu as bien de la chance de l’avoir vu, je ne l’ai, quant à moi, jamais aperçu ».
Qu’avais-je vu en définitive ? je crois que je n’en saurais rien. Inutile d’interroger encore les habitants de cette île du bout du monde. Il faut, c’est la leçon que je retire de cette aventure, que je ma fasse à l’idée que le monde est plein de mystère et qu’il y a des choses qu’on ne peut expliquer. C’est ainsi.
D’après un conte de l’Ile de Chiloé, Chili.