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Ce que savent les femmes de marin

 

Les quatre vœux de Zuanne



La famille de Zuanne était-elle alliée aux puissances de la mer ? Nul en tout cas n’en avait révélé le secret. Le fait est qu’à sa naissance, Zuanne eut pour marraine une fée marine et qu’il reçut comme cadeau de baptême quatre vœux à exaucer quand bon lui semblerait…
Ses parents ne lui révélèrent rien avant l’âge de raison, craignant que, pour une bille ou un pain chaud à l’huile d’olive, il ne gâche ses chances.
Zuanne était un enfant sage et doux, réfléchi et dur à la peine. Dans sa famille, les hommes étaient marins pêcheurs, et c’est tout naturellement qu’il fit à son tour ce métier. Dès qu’il fut en âge de tenir une ligne, il accompagna donc son père, ses oncles et ses cousins sur le bateau familial. Mais les temps étaient difficiles, le poisson capricieux, les orages fréquents et les marchands intraitables. Zuanne grandit en apprenant ce qu’est la vie modeste et simple.
Bien sûr, il aurait pu utiliser le premier de ses souhaits pour enrichir son monde, mais cela ne lui vint pas à l’esprit : la famille n’était pas fortunée, mais ils étaient heureux. Il arriva à l’âge d’homme son trésor intact.
Un jour qu’il marchait avec quelques compagnons dans les rues de la ville voisine, il vit à sa fenêtre la fille du plus riche armateur de la région. Sebastiana était d’une absolue beauté. Ses yeux, ses joues, ses lèvres et ses dents, ses cheveux et sa taille, ses mains et ses chevilles, tout, chez elle, était parfait. Mais, comme pour contrebalancer tant de perfection, elle avait un caractère épouvantable. Capricieuse, hautaine, malveillante, perfide, rien n’était jamais assez bien pour elle, assez bon, assez doux, assez, assez, assez…
Zuanne osa lever son regard sur elle, et en tomba amoureux. Elle était mauvaise, mais pas idiote, et vit dans le regard du jeune pêcheur les sentiments qui venaient de naître en lui. Elle prit son souffle et déversa sur lui un flot de paroles où caracolaient tant de méchanceté, tant de mépris, tant de haine de l’autre qu’il en fut pétrifié. C’est sans vraiment réfléchir qu’il utilisa son premier vœu. « Par les pouvoirs de la dame ma marraine, je veux que cette fille attende sur-le-champ un enfant de moi. » Et, toujours accompagné de ses amis, il tourna les talons et rentra chez lui.
Ce n’est qu’à la nuit qu’il réalisa ce qu’il avait demandé. Absurde ! C’était totalement absurde ! Une folie ! Que pouvait-il espérer d’un vœu aussi stupide ? La fille était si épouvantablement fielleuse ! Fielleuse, oui, mais si belle… Il laissa passer un peu de temps et, un soir d’automne, fit son deuxième vœu : « Par les pouvoirs de la dame ma marraine, je veux que Sebastiana devienne aussi douce et aimante qu’elle est belle. »
Dans la maison de l’armateur, ce n’était que hurlements. « Déshonneur et trahison ! » vociférait le père, « Humiliation et souillure », pleurait la mère, « Ridicule et discrédit », ricanaient les cuisinières, les femmes de chambre et les majordomes habitués aux colères de la jeune fille.
Sebastiana, quant à elle, ne disait rien. Elle ne pouvait que répéter qu’elle ne savait pas d’où lui venait cet enfant et que, par conséquent, elle ne pouvait pas en connaître le père. Mais il lui semblait en même temps voir le monde sous un jour nouveau, et la tendresse – sentiment dont elle ne soupçonnait pas l’existence – apaisait déjà son chagrin. « Peu importe, pensait-elle, ce petit, je l’aimerai, et l’aime déjà. Je ne sais d’où il me vient, mais il sera pour moi source de joie. Et si je dois payer aujourd’hui pour mes inconséquences d’hier, j’y suis prête. L’enfant que je porte et l’amour qui grandit avec lui me rendront forte. »
Le père ne vit rien des changements de sa fille, il ne voyait que son ventre qui s’arrondissait. Il l’enferma dans une maison qu’il avait à la campagne et refusa d’en entendre parler davantage. Ce n’est qu’au deuxième  anniversaire  de sa fillette, et sur l’insistance de sa mère, que Sebastiana fut autorisée à réintégrer le domicile familial. Le père demeurait maussade.
Sebastiana avait changé ; douce, compréhensive, attentive, ses proches ne la reconnurent pas. La mère, émue, proposa de faire intervenir une sorcière pour que l’on retrouve le mystérieux père, afin que le bonheur de sa fille soit total.
La sorcière n’eut aucun mal: elle désigna sans hésiter Zuanne, le jeune pêcheur. Le père de Sebastiana entra de nouveau dans une rage folle : sa fille avait choisi un miséreux, un traîne-filets, un moins que rien ! Il organisa le mariage aussitôt pour sauver ce qu’il restait d’honneur et envoya les deux époux et leur progéniture loin de lui.
Zuanne et Sebastiana étaient sereins. Leur fillette rayonnait de joie de vivre et les comblait de bonheur. Il allait à la pêche, elle préparait et vendait le poisson. Ils n’étaient pas fortunés, mais ils étaient heureux.
Un jour cependant, Zuanne crut voir dans les yeux de sa douce un reflet de chagrin. Il savait que sa brouille avec ses parents la rendait triste. Il utilisa son troisième vœu. « Par les pouvoirs de la dame ma marraine, je veux qu’un oranger aux fruits d’or pousse devant la porte de notre maison. »
Une telle merveille ne va pas sans être commentée, colportée, et bientôt, la nouvelle parvint aux oreilles de l’armateur. Il était curieux de voir un tel prodige et se fit inviter avec son épouse chez sa fille. Ils furent reçus dignement. Mais Zuanne prit soin de recommander à son beau-père de ne pas cueillir d’orange d’or. La journée se passa en semi-réconciliations. Au soir, l’armateur et sa femme se préparèrent à repartir pour le port. Mais Zuanne fit remarquer à son beau-père qu’il avait la poche de son gilet gonflée d’une bien étrange manière. Il avait, un peu plus tôt dans la journée, utilisé son dernier vœu. « Par les pouvoirs de la dame ma marraine, je veux qu’un fruit de mon arbre se cache au creux de la poche de l’armateur. » L’homme, indigné, se laissa fouiller. Et lorsqu’il vit le fruit dans sa poche, il fut extrêmement confus . « Jamais, je n’aurais osé vous prendre un fruit. Je ne sais comment cette petite chose ronde et dorée est arrivée dans ma poche ! » Il s’indignait et protestait, rougissait sans parvenir à  prouver son innocence.
« Vous ne  pouvez pas vous disculper  mon père, les faits et la logique sont contre vous. Pourtant, ce fruit est arrivé dans votre poche comme l’enfant est arrivé dans mon ventre. Me croyez-vous maintenant ? » 
Le père prit sa fille, son gendre et sa petite-fille dans ses bras. Il ne voulut plus les lâcher avant qu’ils soient installés dans sa grande maison. Dans la semaine, il fit nommer Zuanne capitaine de l’un de ses vaisseaux. Le plus beau. Est-il nécessaire de le préciser ?

D’après un conte sarde


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